Ohayou
Juillet 2024
L’île de Shikoku était l’un de mes objectifs pour ce voyage. Je l’ai approchée en 2018 lorsque j’ai visité les îles de Naoshima et Teshima et en 2019 lorsque je me suis arrêté à Fukuoka et à Hiroshima, mais je n’avais jamais été plus loin. Je prépare assez peu mes déplacements lorsque je voyage, ce qui est à la fois un avantage et un inconvénient, mais je choisi des étapes et Shikoku n’avait jamais été l’une d’entre elles.
四国
Shikoku – quatre pays.
Des quatre îles principales qui forment le Japon, Honshū, Kyūshū, Hokkaidō et Shikoku, Shikoku est la plus petite, 18.800 km² et 3,7 millions d’habitants. L’île est séparée de celle de Honshū par la mer de Seto qui est parsemée de centaines de petites îles, les plus importantes étant reliées par des ponts impressionnants à l’architecture élégante. La particularité de l’île est qu’elle ne contient aucun volcan, elle se trouve en revanche très près de la faille de Nankai, là où la plaque tectonique de l’océan Pacifique vient s’insérer sous la plaque terrestre sur laquelle repose le Japon. Cette faille est responsable des tremblements de terre majeurs au Japon.
Takashi m’a décrit Shikoku comme l’île la moins développée du Japon ce qui lui donne un charme supplémentaire mais cela représente un inconvénient, tout comme à Hokkaidō les déplacements en train ou en bus sont compliqués et prennent beaucoup de temps. L’idéal est de louer une voiture, mais comme je ne m’y suis pas pris à l’avance c’est impossible à faire sur place, tout est déjà réservé. Même chose pour les trains qui vous permettent de traverser des endroits magnifiques à bord de trains qui le sont tout autant, il faut apparemment réserver deux à trois semaines à l’avance pour avoir une place. Ce sera un objectif pour un prochain voyage, mieux préparer mon déplacement à Shikoku.
C’est l’inconvénient lorsque j’improvise, l’avantage étant de me donner la liberté de faire autre chose que visiter Shikoku à proprement parler et cet autre chose c’est Hisae qui me l’a renseignée. Lorsque nous nous sommes rencontrés à Kanazawa nous avons rapidement parlé de Yasujirō Ōzu parce qu’elle habite Kamakura où il est enterré et où il a vécu. Lorsqu’elle a appris que j’allais partir pour Shikoku, à Matsuyama exactement, elle m’a dit qu’il fallait absolument que j’aille à Onomichi la ville d’où partent les parents dans le chef-d’œuvre d’Ōzu, 東京物語.
東京物語
Tōkyō monogatari – histoire de Tōkyō.
Le titre est assez mal traduit en français par « Voyage à Tōkyō » pour des raisons que je ne m’explique pas. Bien entendu le film raconte l’histoire de parents qui voyagent en train jusqu’à Tōkyō pour voir leurs enfants, ce qui est une aventure pour eux. Mais si Ōzu a choisi ce titre c’est qu’il avait ses raisons. Il n’a rien pu faire pour qu’on respecte son choix puisqu’il était mort depuis dix ans au moment où son film a été découvert par les Occidentaux. Les Français ont dû penser qu’ils savaient mieux que l’auteur du film ou alors leur traducteur était mauvais. En anglais c’est Tōkyō Story comme dans quasiment toutes les autres langues, avec parfois une variante qui est Conte de Tōkyō dans certaines langues. Trois pays ont traduit par « Voyage », la France, L’Allemagne et l’Italie.
Lorsque je suis au Japon, Ōzu, Oshima, Teshigahara, Imamura, Kore-Eda pour le cinéma, Mishima, Kawabata, Tanizaki pour la littérature, bien d’autres encore, m’accompagnent. Je les sens autour de moi, je les vois dans un détail, une attitude, une expression, un paysage, une odeur parfois qui rappellent tant d’émotions vécues en voyant leurs films et en lisant leurs livres. Un étranger s’est ajouté cette année, Wim Wenders, dont je connaissais la passion pour Ozu et l’intérêt pour le Japon et dont le film Perfect Days m’a fait penser que le cinéma existe encore en Europe, ce dont je lui sais gré. Je suis aussi à la recherche des endroits de ce chef-d’œuvre à Tōkyō et j’entraîne Takashi dans de longues marches à travers sa ville natale.
Wenders m’a rejoint à Onomichi puisqu’en faisant quelques recherches sur cette petite ville de pêcheur j’ai découvert qu’il s’y était rendu et qu’il avait tiré de ce voyage un livre de photos et de poèmes intitulé Journey to Onomichi, il s’agit bien d’un voyage cette fois. Le livre a été publié en 2009 en anglais, 64 pages et 24 photos en couleur. Wenders avant d’être cinéaste était photographe même s’il n’en a jamais réellement fait une profession.
Une des beautés de Shikoku, je l’avais déjà vu en visitant les îles de Naoshima et de Teshima qui se trouvent dans le mer de Seto la séparant de Kyūshū, réside justement dans ces centaines d’îles qui parsèment cette mer. Elles sont de tailles très diverses, depuis un rocher jusqu’à des îles importantes qui comprennent parfois quelques villages voire des musées comme c’est le cas à Naoshima et à Teshima.
C’est sur une de ces îles que se déroule le film exceptionnel de Kaneto Shindō, 裸の島, un film en noir et blanc de 1960, sonorisé mais sans aucun dialogue, qui raconte la vie d’un couple de paysans et de leurs enfants qui cultivent des champs sur une île sans eau. Ils sont obligés plusieurs fois par jour d’aller chercher l’eau nécessaire à la culture sur la grande île qu’ils rejoignent en bateau, sans voile et sans moteur.
裸の島
Hadaka no shima – L’île nue.
Les scènes de ce film sont à jamais inscrites en moi et je ne peux m’empêcher de penser à celles-ci lorsque je suis sur la mer de Seto, je cherche cette île nue, Susuke. Sur celles-ci les cendres du réalisateur et de sa femme ont été dispersées à leur mort. Il n’y a pas que des magiciens, des dieux, des dragons ou des démons au Japon, il y a aussi des fantômes.

