Ohayou
Juin 2024
Dans le train je suis nostalgique et heureux. Nostalgique parce que je quitte mes amis de Kanazawa, heureux parce que je vais retrouver ceux d’Otaru sur l’île d’Hokkaidō dans le nord. C’est un long trajet, en voiture il faudrait 18 heures pour parcourir les 1200 kilomètres. Au Japon on ne roule pas vite, sauf indication contraire la vitesse est limitée partout à 60 km/h avec un maximum de 100 km/h sur certaines autoroutes, la plupart d’entre elles autorisant 70 ou 80 km/h. De plus, pour faire ce trajet il faut prendre un ferry entre l’île d’Honshū et celle d’Hokkaidō.
En train il faut un peu plus de 11 heures, ça varie un peu en fonction des connexions entre les quatre trains qu’il faut prendre, mais l’attente entre chacun d’entre eux est rarement supérieure à 10 minutes. J’adore faire ce trajet. De Kanazawa à Omiya, premier Shinkansen, 7 minutes pour changer de quai et prendre un autre Shinkansen qui va de Omiya à Hakodate. Celui-ci passe sous la mer du Japon à une profondeur maximale de 240 mètres pendant une cinquantaine de kilomètres pour rejoindre l’île Hokkaidō.
A Hakodate, il faut 15 minutes pour changer de quai et prendre le Hokuto limited express qui n’est pas un train à grande vitesse comme le Shinkansen, sa vitesse est limitée à 100 km/h alors que le Shinkansen roule à plus de 300 km/h. Trois heures et demie de trajet encore pour arriver à Sapporo. Ensuite dernier train local de Sapporo à Otaru. En 2030, le Shinkansen ira jusqu’à Sapporo ce qui devrait raccourcir le trajet de deux bonnes heures.
J’arrive à Otaru peu avant vingt heures, l’appartement que je loue n’est pas loin, vingt minutes à pied, je passe prendre les clés à l’Izakaya de Makki. En chemin je vais croiser plusieurs personnes, certains dont je connais le nom d’autres pas. Le patron du bar du dernier verre où l’on peut jouer du piano à n’importe quelle heure, des clients de Makki qui me saluent dans la rue, les voisins qui habitent en face de l’appartement. Je suis de retour chez moi.
Dès les bagages déposés je retourne à l’Izakaya de Makki pour dîner. Au menu ce soir un bol de l’incontournable もつ, de l’estomac de vache en carbonnades sur lesquels je verse avec envie du piment fort que de jeunes oignons crus posés sur les abats chauds accueillent. Vient ensuite du 生氷いか qui demande un petit temps de réadaptation, le goût et l’odeur sont très forts. Quelques gorgées de Saké aident à accepter la force surprenante de la saveur et du parfum. Nous sommes dans le Nord où la vie est dure en hiver, parfois très dure, cela forge les caractères et les papilles.
もつ
Motsu – tripes.生氷いか
Nama koori ika – calamar cru gelé.

Je reçois des petits bols de légumes mélangés en salades diverses, délicates et sensuelles qui équilibrent les sensations ; le Nord peut être tendre aussi lorsque le vent du sud vient à souffler. Manger tous ces plats un petit peu compliqués, non par leur conception mais par leur simplicité parfois violente, fait de vous l’objet de l’intérêt des Japonais. D’une certaine manière si vous pouvez manger ce qu’ils mangent, vous pouvez peut-être comprendre qui ils sont.
Il est temps de laisser Makki ranger et nettoyer sa petite Izakaya pour aller au bar qui se trouve à trois mètres cinquante de là où elle me rejoindra plus tard. Je dois faire attention en entrant, le plafond culmine à moins d’un mètre nonante et moins encore au-dessous des poutres imposantes qui soutiennent la toiture. Tout dans cette petite allée de restaurants et de bars semble de construction improvisée, voire précaire, mais c’est un endroit à la chaleur humaine permanente qu’il est difficile de quitter.
Le temps de saluer le patron, de prendre quelques nouvelles, voilà que passent devant le bar mon amie Fumiko et sa fille. Elles me souhaitent la bienvenue avec de grands gestes et s’installent à côté de moi. Fumiko est l’élégante patronne de « La salle de F », en français dans le texte, un bar où une bouteille de single malt Nikka m’attend depuis plusieurs mois avec un petit collier étiqueté à mon nom.
Fumiko, c’est la classe, la grâce et l’élégance, quand elle rit c’est un rire contagieux qu’elle masque partiellement d’une main tendue devant sa bouche comme le font toutes les Japonaises. C’est ainsi qu’elle est avec ses amis mais aussi lorsqu’elle accueille ses clients dans son bar, toujours avec élégance et avec le sourire.
Le bar de Fumiko est un petit écrin confortable décoré d’生け花 où se retrouvent principalement des hommes, soit après le travail, soit après le dîner. On y boit du vin ou de l’alcool de qualité tout en discutant et en riant fort. Fumiko joue son rôle à la perfection, passant d’une table à l’autre en s’assurant que chacun est satisfait, participant avec entrain et humour aux différentes conversations. La logique est simple, que ce soit pour Fumiko, pour Makki, pour n’importe qui a Japon, le client doit repartir plus heureux qu’il ne l’était en entrant.
生け花
Ikebana – arrangement de fleurs.
Mais ce soir Fumiko a fini de travailler et nous buvons un verre ensemble en riant beaucoup. Cela fait près d’un an que nous ne nous sommes pas vus mais nous parlons comme si nous nous étions quittés la veille. Dans ces moments, le temps, les durées disparaissent et ne compte que l’instant présent. 一期一会, ce concept cher aux Japonais nous conseille de vivre tous les moments que nous apprécions comme si c’était le dernier. C’est ce que j’essaye de faire lorsque je suis au Japon, ne pas penser au lendemain, ne pas calculer, ne pas craindre les regrets et toujours vivre les moments sans retenue.
一期一会
Ichigo Ichie – un moment, une rencontre.
Le lendemain je vais au Sankuro, une Izakaya où l’on fait d’excellents 焼き鳥 pour des prix dérisoires. Le mot japonais veut dire littéralement « oiseau grillé », mais tout peut être grillé sur ces petits bâtons de bois. Toutes les parties du poulet bien entendu, y compris les abats, la peau et même le cartilage, mais aussi toutes les versions du porc, de nombreux légumes et des œufs de caille.
焼き鳥
Yakitori – brochette de viandes.
J’ai rejoint mon voisin du dessous, le père de la propriétaire de l’appartement que j’occupe. Il a ses habitudes au Sankuro le vendredi et le lundi, lorsque je suis arrivé il m’a proposé de venir y manger un soir lorsque j’aurais le temps. J’ai déjà mangé au Sankuro avec lui en novembre dernier et lorsque j’arrive je suis en pays connu, on m’installe directement à côté de mon voisin du dessous qui ne m’attendait pas vraiment mais qui est très heureux de me voir. Il est avec sa copine qui doit aller vers les 80 ans comme lui.
Je sais ce qui va se passer, il va me pousser à commander les yakitori préparés par le fils de la patronne dont l’autre passion sont les chats, me proposer un onigiri savoureux au saumon, spécialité de la patronne. Celui-ci sera d’une taille au-dessus de la normale et il me commandera une bière lorsque la mienne arrivera à son terme. Bien entendu je ne payerai rien, je suis son invité et un petit peu l’attraction de la soirée.
J’ai très bien mangé, bu une troisième grande Sapporo pression offerte par un client inconnu au moment de son départ. J’ai aussi regardé avec mes compagnons des jeux télévisés où des jeunes femmes doivent reconnaître des kanji déguisées en étudiantes très courtes vêtues et des émissions sur les bêtises, les jeux et les interactions des chats que le fils de la patronne sélectionne sur YouTube et diffuse sur sa grande télé.
Ces moments savoureux je les vis comme ils sont, avec simplicité. Ils sont le reflet du plaisir ressenti par un voyageur solitaire accueilli quelque part.

