Ohayou
Juillet 2024
Avant de repartir pour le Nord, j’ai rejoint Takashi à Tōkyō pour une journée consacrée aux retrouvailles avec le film de Wim Wenders Perfect days. Il y a bien entendu les toilettes publiques de la ville qui sont au centre du film mais il existe d’autres endroits emblématiques du film qui sont répertoriés sur le site Voyapon et qui ne sont pas forcément faciles à trouver. C’est de toute manière un parcours intéressant qui me permet de découvrir des endroits que je ne connaissais pas.
Si les toilettes publiques nettoyées chaque jour par Hirayama, le héros du film, se trouvent dans le célèbre quartier de Shibuya, la plupart des autres lieux sont loin de là, à l’autre bout de la ligne de métro Ginza line. De Shibuya Station, un des terminus, il faut 35 minutes pour atteindre l’autre terminus, Asakusa Station. A pied on parcourt les 12 kilomètres en un peu moins de trois heures ; c’est une très belle occasion de découvrir Tōkyō en traversant de nombreux quartiers.
Le premier objectif est la librairie d’occasion où Hirayama achète ses livres à 100 yen. La librairie 地球堂書店 paraît très isolée dans le film mais elle se trouve en fait dans un quartier extrêmement populaire aussi bien pour les touristes que pour les Japonais.
地球堂書店
Chikyū-dō shoten – librairie Chikyū-dō
Elle est dans une rue qui mène à un des endroits les plus fréquentés de Tōkyō, la 仲見世商店街 qui relie la 雷門 au 浅草寺 célébrissime temple bouddhiste de la capitale.
仲見世商店街
Nakamise shōten machi – rue commerçante Nakamise.雷門
Kaminari mon – porte du tonnerre.浅草寺
Sensō-ji – célèbre temple bouddhiste de Tōkyō.
C’est un endroit à voir mais il faut être prêt psychologiquement à se glisser dans une foule d’une densité incroyable qui circule de manière quasiment ininterrompue. Le temple est aussi appelé Asakusa Kannon
parce qu’il est consacré à cette divinité dont l’une des représentations est la déesse à mille bras, déesse de la compassion. On estime que 30 millions de visiteurs y viennent chaque année !
Les maisons de la rue où se trouve la librairie sont de style « Edo », l’ancien nom de Tōkyō qui a été rebaptisée dans la deuxième moitié du 19ème siècle. Ce quartier ne date pas de cette époque, tout a été rasé par les bombardements américains du 10 mars 1945, y compris le temple lui-même qui a été reconstruit en 1950. Le Sensō-ji était le plus vieux temple de la capitale japonaise, il aurait été construit en 645.
Comme d’habitude Takashi me pousse à rentrer seul dans la librairie et à parler à son propriétaire en japonais ; Takashi est mon 先生, je me plie donc volontiers à ses conseils toujours avisés. Takashi me rejoint et commence à me montrer des livres tout en lisant leur titre à haute voix. C’est une librairie qui vend plutôt des livres d’art mais il y a aussi des romans d’auteurs japonais.
先生
Sensei – professeur.
Je voudrais acheter un livre de Yukio Mishima, de préférence un des nombreux qui ne sont pas traduits en français et de préférence une édition ancienne. Takashi n’en trouve pas et me dit d’aller demander au libraire. Celui-ci me regarde, étonné, il sourit et se lève pour aller m’en dénicher un. Takashi me traduit le titre en anglais mais ça ne me dit rien. Ce n’est pas un roman mais un essai, 小説とは何か , le hasard fait bien les choses !
小説とは何か
Shōsetsu to wa nanika ? – Qu’est-ce que la littérature ?

Les livres ne sont pas à 100 yen comme dans le film, mais peu importe, c’est mon premier Mishima édité au Japon et c’est pour moi précieux. L’acheter dans cette librairie précisément est un deuxième bonheur simple qui me rend heureux. Le premier livre que j’ai acheté au Japon, il y a six ans à Kanazawa, je l’ai trouvé dans le magasin du musée du 21ème siècle. C’est une jolie édition japonaise du Petit Prince de Saint-Exupéry que j’ai prise pour un signe supplémentaire du Japon à mon égard.
Saint-Exupéry ne le sait pas, mais peut-être l’a-t-il pensé en écrivant, il n’a pas uniquement ouvert la voie au routes aériennes trans-continents, il a aussi ouvert la voie de la littérature à un nombre incroyable d’enfants du monde entier grâce au Petit Prince, moi y compris. Le Petit Prince venu d’une autre planète, le pilote désabusé perdu dans le désert, le serpent désabusé, le renard philosophe, la rose séductrice, l’allumeur de réverbères résigné font à jamais partie de moi.
心で見なくちゃ、ものごとはよく見えないってことさ。かんじんなことは、目に見えないんだよ
Kokoro de minakucha, mono goto wa yoku mie naitte koto sa. Kanjin na koto wa, me ni mie nainda yo
– On ne voit bien qu’avec le cœur. L’essentiel est invisible pour les yeux.
Quand j’ai tenu dans mes mains le livre de Saint-Exupéry en japonais, toute l’histoire s’est diffusée en moi surgissant de mon propre passé avec la voix de Gérard Philippe et de Georges Poujouly. Ces voix me
susurraient : « Tu es chez toi tu le vois bien, le livre le plus important de ta vie est là à t’attendre, traduit dans cette langue que tu ne comprends pas. Mais qu’importe tu connais l’histoire par cœur pour l’avoir écoutée mille fois ».
Un livre à ce pouvoir, il ravive la mémoire et fait ressurgir les émotions que la lecture a procuré. C’est la beauté de l’écriture et de la lecture, elles gravent des choses inaltérables qui peuvent vous déterminer pour toujours.

Dans cette petite librairie d’occasion de Tōkyō, je tiens un livre de Yukio Mishima et j’aimerais que la beauté de son écriture déteigne un peu sur moi. Je sens sa force, la puissance de ce qu’il a écrit, et me revient en mémoire à quel point j’ai été subjugué par le premier roman que j’ai lu, celui qu’il a écrit à vingt ans, 仮面の告白. Je l’ai découvert dans un train au Japon et j’ai tout de suite compris que Mishima allait m’envahir, m’envoûter, me déterminer pour toujours.
仮面の告白
Kamen no kokuhaku – Confessions d’un masque.
J’ai presque du mal à lâcher le livre, à laisser le libraire le prendre pour l’emballer dans un papier blanc de récupération. Il fait cet acte tellement important au Japon avec une telle précision, une telle minutie, un tel art, qu’on imagine qu’il entoure d’une feuille d’or un objet unique. L’emballage est plus important que le cadeau ai-je lu quelque part à propos du Japon, c’est vrai pour tout ce qu’on achète dans ce pays. Le contenant est un présent que l’on offre au client et qui donne une valeur supérieure au contenu, qui détermine sa valeur d’une manière tout à fait particulière.
En quittant la librairie je sais que j’y reviendrai à chacun de mes passages à Tōkyō et qu’à chaque fois j’y achèterai un livre japonais pour remercier les livres, l’écriture, la beauté de quelques mots qui s’enchaînent pour laisser une trace que nous n’oublierons jamais. Et peut-être qu’un jour j’aurai l’éveil qui me permettra de lire ne fut-ce qu’une phrase écrite en japonais par Yukio Mishima.
Nous traversons la foule Takashi et moi sous un soleil de plomb, il fait extrêmement chaud à Tōkyō en été et les va-et-vient incessants d’une foule compacte et avide d’être là accroit encore la sensation de chaleur. Nous nous échappons vers la maison où vit Hirayama dans le film, sur la rive Est du fleuve Sumida qui longe le célèbre Skytree de Tōkyō que l’on voit en permanence chaque fois que Hirayama se rend à son travail.
Je n’ai pas d’adresse, seulement des indications par rapport au temple qui se trouve près de l’appartement de Hirayama et dont il entend chaque matin le balayeur nettoyer la rue le long du mur. Nous conjuguons nos efforts et nous trouvons la maison après une demi-heure d’errements sous le soleil. Les rues sont désertes, le temple aussi, mais nous sommes là comme dans un film qui raconterait l’histoire d’un film.
Il est temps d’aller manger quelque chose et surtout de boire une bière après une marche déjà longue. Objectif la petite Izakaya où Hirayama va manger après son travail. C’est assez loin et nous y allons en bus ; dans le film Hirayama s’y rend à vélo depuis son appartement. Le 浅草焼きそば福ちゃん se trouve dans au sous-sol de la station de métro Asakusa sur la Ginza Line. C’est en fait une rue commerçante souterraine que l’on appelle 商店街, et c’est la plus ancienne du Japon.
焼きそば福ちゃん
Asakusa Yakisoba Fukuchan商店街
Shotengai – rue commerçante couverte.
C’est une Izakaya de yakisoba qui sont en fait une variante des ramen et qui sont très populaires au Japon. C’est facile à faire et ça se mange vite pour un prix en général dérisoire qui est fonction des ingrédients utilisés. L’endroit est minuscule et nous faisons la file en attendant une place tout en constatant que le magasin de CD d’occasion qui fait face à l’Izakaya est couvert sur tous ses rayons d’une épaisse couche de poussière qui semble dater de la dernière guerre. Ici pas de touristes mais des Japonais qui viennent déjeuner en quinze minutes.
C’est la dernière escale consacrée à Wenders de cette escapade d’un jour à Tōkyō, du moins pour cette fois. Il est temps pour moi de remonter vers le Nord, vers l’île d’Hokkaidō, où mes amis m’attendent à Otaru.

