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Ohayou
Juin 2024
Trouver sa voie est un jeu que j’affectionne au Japon, faire ce que les autres ne font pas, connaître la logique de l’ennemi pour mieux la contrer. L’Art de la guerre de Sun Tzu nous apprend ce genre de choses. Il faut lire ce livre qui n’est pas un précis de batailles sanglantes. Il y a des guerres très diverses à mener et les principes astucieux et efficaces de l’auteur chinois qui a vécu six siècles avant notre ère s’appliquent aussi à l’évitement des touristes.
Il fait beau et chaud, depuis mon arrivée au Japon j’ai vraiment de la chance, soleil est là quasiment tous les jours alors que le 梅雨 est censé avoir débuté. Marcher est un peu compliqué, il fait chaud et humide et je ne suis pas encore habitué, je dégouline vite. En revanche je tiens la forme, je me sens léger et j’accumule les kilomètres à pied qui n’usent que les souliers.
梅雨
Tsuyu – saison des pluies.
L’objectif du jour est la maison de Daisetz Taitaro Suzuki (1870-1966), érudit et philosophe Zen qui est né et mort à Kanazawa et qui a étudié le Zen à l’Engaku-ji de Kamakura là où est enterré le cinéaste Ozu. Comme quoi mes centres d’intérêt se croisent et se complètent, Kamakura, Kanazawa, le Zen, Ozu, Suzuki. La maison est devenue un petit musée dans lequel on peut apprendre beaucoup de choses sur la pensée de D. T. Suzuki mais où il n’y a pas grand-chose à voir en dehors de la maison elle-même qui est un vrai bonheur de sérénité disposant d’un plan d’eau qui sert de miroir à l’architecture extrêmement simple du lieu. Tout est harmonieux.
Être Zen ne signifie pas se retirer du monde et passer uniquement son temps à méditer ; ce n’est pas non plus être cool comme l’utilisation du mot dans le langage courant pourrait le laisser penser. Le Zen est une école du bouddhisme mahayana très importante au Japon, c’était notamment celle des Samouraï. Il insiste particulièrement sur l’importance de trouver l’éveil cher au bouddhisme dans la vie de tous les jours en transformant sa vision du monde.
Les éléments importants du Zen sont la non-dualité entre soi et le monde, entre l’esprit et le matière ; le rejet des doctrines complexes au profit d’une découverte intuitive de la réalité ; le Zen insiste sur l’importance de vivre et de ressentir la réalité, la vie quotidienne, manger, marcher, aimer sont des voies de l’éveil ; les choses n’ont pas d’importance propre, c’est la vacuité ; le « moi » est une illusion ; tout est transitoire, impermanent.
On ne devient pas Zen en étant calme et gentil, on devient Zen en perdant tout désir, en intégralement que le désir et la satisfaction du désir sont vains, dénués de sens. Cela n’empêche pas du tout d’être un bon vivant, de boire de manger, de rire, de faire l’amour ; il faut laisser les choses venir à soi et non pas les désirer, comme il faut que la voie de l’arc vienne de l’harmonie et non pas du fait de viser.
J’aime une citation de D. T. Suzuki : « La vérité du Zen est la vérité de la vie, et la vie signifie vivre, bouger, agir, pas seulement réfléchir ».
Mon parcours ce jour-là passe par le 兼六園, le merveilleux jardin japonais de Kanazawa, mais je ne m’y arrête pas, j’y suis allé la veille et j’ai constaté avec bonheur qu’il n’est pas du tout envahi par les touristes. Comprenne qui pourra, j’ai sans doute eu de la chance, je verrai bien la prochaine fois parce que forcément j’y retournerai. Je passe bien entendu par le château toujours aussi imposant, là aussi c’est plutôt calme ; sont-ils tous partis, mystère.
兼六園
Kenrokuen – jardin des six attributs.
J’arrive dans le parc qui précède la maison de D.T. Suzuki et à l’entrée il y a un petit musée consacré aux objets qui servent dans les cérémonies japonaises, la cérémonie du thé par exemple. Je ne l’ai jamais visité et c’est l’occasion d’aller dans en endroit où il n’y absolument aucune chance de voir un touriste.
Je flâne en compagnie d’un couple de vieux Japonais, seuls visiteurs du lieu. De manière surprenante pas mal de descriptions des objets exposés sont traduites en anglais, pas forcément complètement, mais quand même, c’est utile. Il y a des coupes, des vases, des urnes, des bols, je reste dans les temps anciens et c’est agréable.
A l’entrée j’ai pris un billet supplémentaire pour la dégustation de thé macha qui est proposée. Je suis tout seul pour celle-ci et je peux choisir le bol dans lequel je veux boire mon thé dans une vitrine qui propose des récipients très différents. Je choisis le plus simple, celui sans décorations, je sais que les coupes les plus précieuses sont les plus simples et je vois dans le regard de celle qui me propose le choix un éclair intéressé. Elle comprend que je sais. Une anecdote qui rappelle un certain aventurier dont j’ai le chapeau mais pas le fouet.


Ce n’est pas une vraie cérémonie du thé mais je m’applique à boire le macha comme il se doit. D’abord manger la pâtisserie qui est servie avec le thé, la découper en morceaux plus petits si elle est accompagnée d’un ustensile destiné à cet usage. Prendre le bol avec la main droite et le poser dans la paume de la main gauche. Tourner deux fois d’un quart de tour le bol avec la main droite pour ne pas boire du côté où le bol vous a été présenté. Boire doucement le liquide vert un peu mousseux qui ressemble à une pâtisserie parce qu’il semble solide ; c’est légèrement amer, la température est parfaite. Après avoir bu tourner deux fois le bol dans le sens opposé et le poser doucement sur la table en bois.
Tout est simple, harmonieux, on peut regarder le joli jardin tout en dégustant le thé, être Zen, ne penser à rien ou plutôt comme le conseil le Zen, laisser passer les pensées sans s’y accrocher. Simplement savourer ce que l’on voit, ce que l’on sent et ce que l’on entend, c’est-à-dire rien. Rien n’est à désirer dans des moments pareils, tout est là, il faut être 一期一会, vivre l’instant comme s’il ne se reproduira jamais, comme si c’était le dernier instant de sa vie. Je crois qu’en Occident on dit beaucoup de bêtises sur ce principe très simple et tellement difficile à saisir à la manière d’un Japonais.
一期一会
Ichigo ichie – un moment, une rencontre.

La chaleur de l’après-midi est encore plus forte, je marche lentement vers la maison de D.T. Suzuki en pensant que pour une fois je vais la voir sous un soleil radieux. Des étudiants en uniforme sortent de la maison, ils ne semblent pas être accompagnés d’un professeur, ils sont venus seuls apparemment. Peut-être que c’est ce qui leur a été demandé à l’école, peut-être aiment-ils eux aussi cet endroit.
Ce sont de jeunes étudiants, les filles portent le セーラー服, col marin carré à l’arrière, jupe plissée au-dessus du genou, longues chaussettes blanches. Les garçons portent le 学ラン qui est inspiré des uniformes prussiens, il date des années 1890 alors que celui des filles est apparu vers 1920 et a été conçu à partir de l’uniforme de la Royal Navy.
セーラー服
Sērā-fuku – vêtement marin.学ラン
Gakuran – uniforme pour garçons.
Dans la maison de D.T. Suzuki il n’y a plus d’étudiants, seulement quelques visiteurs. J’ai tout le loisir de regarder le silence se refléter dans l’eau, d’écouter la maison ne rien dire, de jouer à filmer deux amoureux dont la silhouette se découpe en ombre chinoise dans l’une des quatre ouvertures de la pièce de réflexion. Mais est-ce une pièce pour réfléchir ou une pièce pour voir les reflets dans l’eau ? Les deux je pense. Mais est-ce que je pense vraiment ou suis-je quelqu’un qui pense qu’il pense ? Je ne sais pas, je ne suis pas bouddhiste.



