Ohayou
Décembre 2022

Lorsque le ciel est dégagé, ce qui n’est pas souvent le cas pour le moment, on voit clairement depuis Otaru le Mont Tengu couvert de neige et à la blancheur éclatante. C’est un petit sommet, à peine 532 mètres, qui est très apprécié des habitants d’Otaru et des touristes, on peut atteindre le sommet par un téléphérique qui survole des paysages enneigés aux allures féériques. On peut y faire de la randonnée, de l’escalade et bien entendu du ski en hiver. C’est aussi au bas de sa pente que ce déroule le feu d’artifice hivernal annuel qui attire une foule colorée et joyeuse. Lorsque j’arrive a sommet, le ciel se dégage et Otaru sous la neige apparaît dans toute sa beauté. L’océan au loin semble sortir des nuages.
天狗山
Tenguyama – Mont Tengu.

Vous aurez peut-être remarqué qu’on prononce Tenguyama et pas Tengusan comme on doit prononcer Fujisan et non Fujiyama – de nombreux étrangers le disent et l’écrivent erronément. Dans le cas de Tenguyama on utilise la prononciation purement japonaise du kanji 山, à savoir yama, alors que dans le cas de Fujisan on utilise la prononciation sino-japonaise du kanji 山, à savoir san.
富士山
Fujisan – Mont Fuji.
Les kanji ont en effet quasiment tous deux prononciations (au minimum) très différentes. L’explication de cette complexité propre au japonais est historique. Avant le Ve siècle de notre ère le Japon ne possédait pas de système d’écriture propre et n’avait qu’une tradition orale. Les Japonais ont adopté à partir de cette époque le système d’écriture chinois, les idéogrammes, que l’on appelle kanji au Japon et qui sont à l’origine les même que les chinois.
La subtilité est que les Japonais ont conservé les deux prononciations. La prononciation sino-japonaise d’un kanji s’appelle on’yomi tandis que la prononciation japonaise d’un kanji s’appelle kunyomi. La première est surtout utilisée pour les kanji composé, la deuxième est surtout utilisée pour les kanji seuls. Je reconnais que cela ne simplifie pas les choses. Voici des exemples issus du Kanji to kana, référence s’il en est de l’apprentissage du japonais.


On voit que lorsque un mot est clairement la combinaison de deux kanji, la prononciation est on’yomi, sino-japonaise. Sansui, le paysage, kazan, le volcan, suiden, la rizière (inondée). Par contre, lorsqu’il s’agit d’un nom propre, la prononciation est kunyomi, japonaise. C’est logique puisque des noms comme Tanaka (dans la rizière), Yamada (rizière de la montagne) ou Yamamoto (origine de la montagne) existaient avant l’arrivé de l’écriture chinoise.
山水
Sansui – 山 (yama, montagne) et 水 (mizu, eau).火山
Kazan – 火 (hi, feu) et 山 (yama, montagne).
水田
Suiden – 水 (mizu, eau) et 田 (da, rizière).
Dans le cas de Tenguyama, l’exception vient peut-être du fait que Tengu est le nom d’une des très nombreuses créatures de la mythologie japonaise shinto. Le 天狗 est un personnage très connu, même hors du Japon, c’est celui qu’on représente avec un très long nez. Rien à voir avec Pinocchio ou Cyrano de Bergerac, ce Gobelin est arrogant et avoir le nez long au Japon est un signe de prétention. On dit en Japonais 天狗になる ce qui signifie devenir arrogant, vaniteux.
天狗
Tengu – chien céleste.天狗になる
Tengu ni naru – devenir un Tengu.

Le Tengu est un démon très ancien qui vient probablement de Chine, au Japon on en trouve la trace écrite au VIIIe siècle, mais il est déjà représenté sur des peintures sur rouleaux japonaises un siècle avant. Son apparence à fort évolué au cours du temps. Son nom est composé du kanji de ciel 天 (ten) et de chien 狗 (gu), c’est donc bien au départ un chien céleste mais il a évolué en homme oiseau, peut-être à la manière d’un Pokémon.
Le long nez du Tengu est un bec qui s’est transformé en même temps que le Tengu prenait forme humaine tout en conservant des ailes. C’est une de ses caractéristiques importantes, le Tengu peut voler. Le Tengu n’est pas un démon unique, les Tengus sont innombrables et ont aussi plusieurs états d’évolution, il y a les petits et les grands Tengus. Les premiers, frustres et pas très sympathiques sont plus des oiseaux que des hommes, les seconds sont sages, intelligents, plus proches des humains.
Il est aussi évident que les Tengus existent et qu’on peut les rencontrer, comme tous les autres démons du Japon. Tous les Japonais ont conscience de l’existence d’un autre monde qui reste discret mais qui n’en est pas moins réel où tous ces démons et dieux vivent en parallèle du monde humain. Les rencontres entre les deux mondes sont courantes et rythment la vie japonaise.
Les Tengus sont des 妖怪, ce sont des esprits, des fantômes, des démons, ou encore des apparitions étranges. Le premier kanji 妖 (Yō) signifie attirant, ensorcelant ou calamité, le deuxième kanji 怪 (kai) apparition, mystère, méfiant.
妖怪
Yōkai.
Il existe plusieurs synonymes de Yōkai et il en est un que tout le monde ou presque connait. C’est Mononoke comme dans l’anime de Miyazaki Hayao, Princesse Monoke qui dans ce cas s’écrit en hiragana et non en kanji. もののけ au lieu de 物の怪, ça se prononce de la même manière mais le premier est plus facile à lire pour les enfants. En revanche, princesse s’écrit bien avec un kanji dans le titre du film : もののけ姫. Probablement parce que ce kanji est plus lisible pour les enfants qui sont en âge de regarder cet anime. On peut penser que dans les livres pour enfants, le kanji de princesse apparaît souvent.
もののけ姫
Mononoke hime – Princesse mononoke.
Revenons aux Tengus. Ils sont à l’origine des démons prétentieux, je l’ai dit, mais surtout mal intentionnés. Ils sont associés au départ au shintoïsme, la religion animiste et ancienne du Japon, présente bien avant le bouddhisme qui est amené par les Chinois en même temps que l’écriture. L’Empereur du Japon est un descendant des dieux shintoïstes, même si lors de la défaite de la deuxième guerre mondiale Hiro Hito a officiellement reconnu que cette ascendance divine était un mythe.
Le bouddhisme a voulu prendre une importance politique très rapidement au Japon et il a réussi à le faire au détriment du shintoïsme. Ce sont les samouraïs, les saimyos, les shoguns qui ont le pouvoir et ils sont devenus bouddhistes. Les Samouraïs ont pour la plupart adopté le bouddhisme zen. Les Tengus issus du shintoïsme sont donc du VIIIe au XIe siècle des esprits néfastes qui s’attaquent aux temples bouddhistes, enlèvent des prêtres, font de la résistance contre le pouvoir en place qui a remplacé le shintoïsme.
Au XIIe et au XIIIe siècle, les Tengus deviennent des fantômes de prêtres en colère, prêtres hérétiques ou prêtres shintoïstes qui continuent à s’attaquer au bouddhisme sous toutes ses formes. Ils peuvent aussi vouloir se venger de nobles, voire de l’Empereur après être tombé dans le monde des Tengus. Un Empereur déchu lui-même s’est transformé en Tengu au XIIIe siècle. Tout cela est parfaitement documenté bien entendu.
Peu à peu, même chez les prêtres bouddhistes, les Tengus vont évoluer en réputation. On va distinguer les bons et les mauvais Tengus, les intelligents et les stupides. Dans différentes régions du Japon les Tengus vont devenir des êtres bienveillants et des cultes liés aux Tengus vont naître.
Aujourd’hui, les Tengus sont toujours là, et si dans de temps à autre l’un ou l’autre se permet un tour pendable mais sans grande méchanceté, la plupart mènent une vie calme et ont plus à cœur de rendre service aux hommes plutôt que de passer leur temps à les tourmenter.
Ils sont toujours fiers, voire prétentieux, mais ils ont appris à vivre en bonne harmonie avec les Japonais qui leur rendent aujourd’hui hommage dans de nombreux festivals où ils sont remerciés de leurs bienfaits. Ce n’est pas le cas de tous les démons japonais. Mais la liste de ceux-ci est bien trop longue pour en parler ici, les dieux et les démons sont légion au Japon, et il n’est pas toujours indiqué d’en parler. Mais pour les Tengu, ça va, je ne risque rien.
Je suis monté au sommet de la montagne où vit le Tengu d’Otaru, je ne l’ai pas vu mais j’ai senti sa présence bienfaisante. Le Tengu n’a même pas songé à me faire peur, il a juste un peu agité les arbres couverts de neige pour la faire tomber sur moi, je l’ai entendu rire, ce n’est pas bien méchant et c’est très beau.

Si vous rencontrez un Tengu, soyez respectueux et poli, ne le regardez pas droit dans les yeux, souriez-lui, il vous en sera reconnaissant. Et qui sait, peut-être vous aidera-t-il à mieux comprendre le Japon et les Japonais.

