Ohayou
Mars 2025
Les Japonais et la musique c’est une histoire d’amour. Ils l’apprennent très jeune à l’école et souvent ils jouent d’un instrument et chantent juste. Quel plaisir pour le karaoké dont la popularité au Japon s’explique naturellement par l’amour et la connaissance de la musique.
Dans les restaurants, les bars, les Izakayas, il y a généralement de la musique et très souvent du jazz ou de la musique classique. Les bars et les restaurants de nuit sont un peu différents, plus rock ou plus pop, mais la musique est toujours là. La nuit lorsque qu’on passe d’un bar à un autre, d’une Izakaya à un restaurant à ramen, on passe aussi d’une musique à une autre. Et les nuits sont longues.
En 1964, Dave Brubeck et son Quartet sont en tournée au Japon à l’approche des Jeux Olympiques de Tōkyō et dans le cadre de la diplomatie culturelle américaine de la guerre froide. L’immense pianiste qu’il était, célébrissime auteur de Take Five et de Blue Rondo a la Turk, rencontre un Japon en pleine modernisation, ouvert à l’Occident, où le jazz est extrêmement populaire. Fasciné par le pays qu’il découvre, par la passion des Japonais pour la musique, Brubeck prend des notes tout au long de son voyage et en conçoit un album splendide : Jazz impressions of Japan.
Cet album, trop peu connu, possède un charme magique que tout amateur du Japon appréciera. Il témoigne du respect de Brubeck pour la culture japonaise et du talent qu’il possédait pour intégrer les influences étrangères dans sa musique. Il était en cela précurseur de ce qui deviendra 20 ans plus tard la World Music dans le sillage de David Byrne, Ali Farka Touré, Peter Gabriel ou Nusrat Fateh Ali Kan pour n’en citer que quelques-uns.
Lorsque l’album sort en 1964 Ryūichi Sakamoto n’a que 12 ans mais cela fait déjà plusieurs années qu’il joue du piano. Il a découvert très tôt la musique de Claude Debussy qui restera une influence majeure de son œuvre, il s’intéresse aussi au jazz et à la musique traditionnelle japonaise. Il n’a jamais évoqué publiquement l’album de Dave Brubeck, mais il est impossible qu’il ne l’a pas écouté et apprécié tant celui-ci est comme une prémisse de sa propre carrière musicale faite de tant de mélanges savoureux ou géniaux.
Ryūichi Sakamoto est le fils d’une créatrice de mode, Keiko Shimomura et d’un éditeur célèbre, Kazuki Sakamoto, ayant publié notamment le premier roman de Yukio Mishima Confession d’un masque. Élevé dans un environnement culturel riche sa passion pour la musique le pousse à rejoindre la prestigieuse Université des Arts de Tokyo en 1970 où il étudie la musique électronique et l’ethnomusicologie.
Son intérêt le porte vers les musiques traditionnelles asiatiques et africaines mais il explore aussi le minimalisme et la musique expérimentale. Il obtient une maîtrise en musique électronique en 1975 et débute sa carrière en tant que musicien de studio. Très vite il devient arrangeur et compositeur.
Trois ans plus tard, après plusieurs collaborations, Ryūichi Sakamoto devient une star internationale en compagnie de Haruomi Hosono et de Yukihiro Takahashi avec lesquels il crée le groupe Yellow Magic Orchestra (YMO). L’album éponyme sort en novembre 1978 au Japon et en mai 1979 aux États-Unis dans une version légèrement différente au niveau du mixage.
Le succès est inespéré ! Le single Computer Game / Fire Cracker se vend à plus de 400.000 exemplaires aux États-Unis et le morceau entre dans le Top 20 au Royaume-Uni. Une performance inimaginable pour un groupe japonais à l’époque. La synthpop vient de naître et YMO est dans les pas du Krautrock allemand de Kraftwerk et Tangerine Dream, de la musique électronique de l’Italien Georgio Moroder et des albums berlinois de David Bowie Low et Heroes.
Le single est en fait l’enchaînement des deux premiers morceaux de l’album et en écoutant la première partie, Computer Game, on comprend à quel point YMO était précurseur. Ces sons-là, qu’on soit né avant ou après 1978, nous les connaissons tous, ils sont devenus les symboles mêmes de l’avènement de l’électronique et des ordinateurs.
Parallèlement au premier album de YMO, Ryūichi Sakamoto a sorti son premier album solo un mois plus tôt, en octobre 1978, 千のナイフ. Le titre est inspiré de la description qu’à fait Henri Michaux, le poète surréaliste d’origine belge, de son expérience de la mescaline dans Misérable Miracle publié en 1956.
千のナイフ
Sen no naifu – Thousand knifes.
Le titre de l’album est aussi le titre du premier morceau qui débute par la lecture au vocodeur d’un poème de Mao Zedong écrit en 1928 qui relate sa première expérience de la guérilla. Difficile de comprendre l’intention de Sakamoto qui a fait ses études alors que la révolution culturelle initiée par Mao coûtait la vie à des millions de Chinois. Peut-être faut-il y voir une intention révolutionnaire propre aux années soixante et septante en réaction à l’occidentalisation du Japon opérée par les États-Unis, mais en aucun cas une adhésion à la terreur et aux massacres engendrés par le régime communiste chinois.
Ryūichi Sakamoto est un artiste conscient de son temps, de l’espace dans lequel il évolue et sa musique en est le reflet. Son premier album est une déclaration d’intention en tant que musicien, il y inclut la barbarie de son époque, les références du passé et l’ouverture à un espace nouveau, mondialisé, qui influence directement la musique, sa musique.
Le morceau Island of Woods évoque la nature, les bois, les îles au travers de la découverte des instruments électroniques. Grasshoppers met en regard, en miroir, en harmonie, le piano bien tempéré de Jean-Sébastien Bach et les mélodies populaires japonaises. Das Neue Japanische Elektronische Volkslied est un hommage direct au berceau de la musique électronique, l’Allemagne, où des voix indistinctes travaillées au vocodeur et directement inspirées de Kraftwerk sont soutenues par une mélodie traditionnelle asiatique jouée au clavier électronique. Plastic Bamboo est le manifeste de la synthpop et annonce YMO. The end of Asia enfin, le dernier morceau de l’album, est un nouvelle allusion à la situation politique de l’époque puisque la mélodie est tirée de « L’Est est rouge », l’hymne national chinois de la période de la révolution culturelle.
Dès Thousand Knives et parallèlement à son accès à la célébrité par le biais du Yellow Magic Orchestra, Ryūichi Sakamoto pose les bases d’un univers musical fait de découvertes, d’innovations, de mélanges de cultures et de genres. Il découvre l’Europe lors la tournée mondiale du YMO qui débute à Londres le 16 octobre 1979, elle lui permet de mesurer l’impact que sa musique a déjà sur la scène musicale internationale. Après Londres, Paris, New York et Washington, la tournée s’achève à Boston début novembre.
Ryūichi Sakamoto est au cœur de l’innovation électronique et la société japonaise Roland fondé à Osaka en 1972 par Ikutario Kakeashi lui donne la possibilité d’utiliser en avant-première la toute nouvelle boîte à rythme TR-808 qui sortir officiellement au cours de l’année 1980. En 1982 la TR-808 sera utilisée par Afriika Bambaata pour Planet Rock et par Marvin Gaye pour Sexual Healing. Deux morceaux qui ont marqué leur époque.

Ryūichi Sakamoto travaille à la production de son deuxième album solo début 1980 dans les studios de Kraftwerk à Berlin ; B-2 unit sort le 21 septembre juste avant la deuxième tournée mondial de YMO qui débute à Londres dans la salle mythique de l’Hammersmith Odeon, temple de la musique à l’époque. C’est à Londres également qu’il enregistre le single de l’album Riot in Lagos dans le tout nouveau studio du producteur dub reggae Dennis Bovell.
Dennis Bovell est un musicien et producteur reggae célèbre pour sa collaboration avec le poète et chanteur reggae Linton Kwesi Johnson. Il a notamment produit des groupes comme Madness, Fela Kuti, The Slits ou encore Thompson Twins.
Le deuxième album solo de Sakamoto va exercer une influence majeure sur la scène électro qui est en train de naître, notamment Riot in Lagos. Ce morceau est considéré aujourd’hui comme celui ayant anticipé les sons techno et hip hop et des producteurs aussi essentiels que Lance Taylor (Afrika Bambaata) et Kurtis el Khaleel (Kurtis Mantronik) qui font partie des fondateurs du hip hop. Ils citent B-2 unit comme une influence majeure.
Ryūichi Sakamoto est entré dans l’univers musical international par la grande porte et il a immédiatement exercé une influence déterminante sur le temps et l’espace de la musique en devenir. Son temps du rythme, de l’électronique, mais aussi et toujours de la mélodie, son espace à l’échelle du monde et de l’histoire de la musique font de lui un artiste unique dont l’univers va se développer sans limite, touchant à tous les genres, explorant toute les possibilités d’une phrase musicale, d’un tempo, d’un simple son.
A suivre…

