Ohayou
24 juin 2025
Hokkaidō est un Japon complètement différent du reste du pays. La grande île du nord, 北海道 en japonais, n’a commencé à intéresser le Japon qu’à partir de la moitié du XIXe siècle. Les premiers pêcheurs s’y sont installés vers 1600, l’île, qu’ils appelèrent à l’époque Eso ou Yeso, était exclusivement occupée par des tribus Aïnoues qui avaient été chassées du Japon au cours des siècles. Eso est officiellement intégrée au pays le 20 septembre 1869 et est rebaptisée du nom qu’elle porte aujourd’hui.
北海道
Hokkaidō – route de la mer du nord.
L’île compte aujourd’hui plus de 5 millions d’habitants, elle reste très sauvage par endroits, sa superficie, grande comme deux fois la Suisse, en fait un territoire peu peuplé. La densité de population est 5 fois moindre que celle du Japon et 1000 fois moindre que celle de Tōkyō ! C’est un paradis naturel fait de montagnes, de rivières, de forêts et de lacs, c’est le pays des ours. En hiver, il neige abondamment pendant des mois et les températures peuvent atteindre des records sibériens. Au nord de l’île, sur la mer d’Okhotsk, on peut écouter et voir les glaces dérivantes en hiver.


Otaru, à l’ouest de Sapporo, me reçoit avec affection. La petite ville entre mer et montagne compte un peu plus de 100.000 habitants. J’en connais un nombre suffisant pour que dès la sortie de la gare, roulant mes bagages, je suis salué de joyeux 久しぶり ! J’ai cette chance d’être un ami reçu quelques jours par an avec la gentillesse, la prévenance et l’humour qui caractérisent les Japonais d’Hokkaidō.
久しぶり
Hisashiburi – ça fait longtemps.
Il fait encore frais dans cette ville qui est aux antipodes de Kanazawa par bien des aspects. Il n’y a pas lieu de comparer les deux villes. Elles me sont indispensables autant l’une que l’autre, celles et ceux que j’y ai rencontrés m’ont appris à aimer le Japon et les Japonais. Dans les ruelles d’Otaru éventrées par l’hiver comme dans celles de Kanazawa bordées d’anciennes maisons de bois, j’ai le sentiment un peu volé d’être chez moi, au moins quelques instants.
Otaru par son architecture, par sa conception urbaine, est à l’image de son développement dans un Japon qui s’est ouvert à l’Occident et à la modernité à l’ère Meiji, dans la deuxième moitié du XIXe siècle. Son célèbre canal est bordé de bâtiments évoquant la révolution industrielle, dans ses rues surgissent des maisons qui sont certes d’un autre temps, mais surtout d’une autre architecture, celle de l’Occident. Hokkaidō est ce paradoxe, une nature restée très sauvage et une urbanisation occidentalisée dès le début de son existence au sein du Japon nouveau.



La ville d’Otaru en est particulièrement le symbole, son développement est dû à deux choses, la mer et le charbon, deux éléments indispensables à l’ère du mouvement qu’a initié la révolution industrielle. Son port moderne, construit dès 1870, devient un lieu d’échange commercial essentiel avec le reste du Japon. Le charbon, élément fondamental de la machine à vapeur, s’exporte, rend riche, permet la construction en 1880 de la première ligne ferroviaire reliant Sapporo à Otaru, huit ans seulement après la première ligne à Tōkyō qui relie Shimbashi à Yokohama.
Le vrai charme d’Otaru n’est pas dans son architecture fin XIXe que les Chinois viennent photographier en masse parce qu’ils la considèrent comme l’image même du « vieux Japon ». Elle n’est pas dans les vestiges de son ancienne voie de chemin de fer devenue attraction touristique et même musée pour ravir les amoureux du train. Elle n’est certainement pas dans ses pistes de ski envahies l’hiver par les Occidentaux. Le vrai charme d’Otaru, c’est ce que la plupart des visiteurs, trop pressés, trop organisés, ne voient jamais, le vrai charme d’Otaru ce sont les gens qui y vivent.



Les journées y commencent toujours par le café Artisan, le kissaten où j’écris le matin. Ce café est torréfié par le couple qui gère l’endroit, il est décliné en trois versions, ストロングブレンド, ソフトブレンド, アメリカン ; 13 autres cafés du monde entier, du Brésil au Kilimandjaro, sont en outre proposés. Ils font aussi d’excellents petits pains fourrés à la cannelle, aux pommes, aux noix, aux amandes, au fromage ou à l’armoise, la plante avec laquelle on fait l’absinthe, ce qui produit des petits pains tout verts. J’adore l’odeur du café, elle règne, même si parfois elle dominée par celle des petits pains sortant du four. J’adore voir les anciens de la ville venir lire le journal ou discuter de tout et de rien. J’adore la musique classique diffusée en permanence, Mozart, Chopin, Brahms, Schubert, Vivaldi.
ストロングブレンド
Sutoronguburendo – Strong blend.ソフトブレンド
Sofutoburendo – Soft blend.アメリカン
Amerikan.
Ensuite, il s’agit de partir marcher au hasard, même si dans cette petite ville que j’ai tant parcourue, été comme hiver, il n’y a plus grande place pour le hasard, ou alors il faut s’éloigner du centre ce qui n’est pas le but aujourd’hui. La déambulation commence par l’ancienne voie ferrée qui est une des attractions de la ville. Les touristes chinois, coréens ou japonais s’adonnent tous au même jeu, l’un marche en équilibre sur un des rails usés, l’autre prend la photo. Un rituel obligatoire qui se pratique en couple, en famille, entre amis, seul parfois. C’est charmant et dérisoire, amusant, le chemin de fer a ce pouvoir étonnant de faire d’adultes des enfants.



Au bout de la voie, il y a un musée grandeur nature où reposent en paix toute une série de locomotives et de wagons de différentes époques dont on peut admirer la puissance passée. Elles ont fait leur temps, elles ne sont pas toutes en bon état, mais il en est une qui souffle et crache encore de la fumée tandis que près d’elle deux cheminots habillés d’époque s’activent à la faire briller de son plus bel éclat. La visite comprend la possibilité de faire un petit trajet dans des wagons tractés par cette locomotive d’antan. Ce trajet s’achève sur une 転車台 qui permet à la locomotive de faire demi-tour.
転車台
Tenshadai – plaque tournante.


Le musée n’attire pas grand-monde à la différence du canal où tout le monde se promène le long des rives, fait la visite en 人力車, achete l’une ou l’autre babiole a de petites échoppes improvisées, un petit air de rives de la Seine. Partout les informations sont données en chinois, en coréen ou en russe en plus du japonais, ce sont les trois voisins le plus proches et ils représentent l’essentiel du tourisme. Des couples, des familles, des amis déambulent, mais aussi des groupes menés au pas de charge par des guides hurlants armés de petits drapeaux. Personne n’a le temps, la plupart des visiteurs ne restent qu’une journée, au mieux une nuit, il est urgent d’aller acheter des choses inutiles dans les magasins organisés en batterie à la suite du canal.
人力車
Jinrikisha – pousse-pousse.
C’est dans la Sakaimachihondori, la rue des magasins pour touristes, qu’il y a le plus de monde, c’est l’objectif essentiel de tout séjour, aussi bref soit-il, acheter ! Tout est prévu, organisé, structuré pour cela, les guides font l’article ventant le mérite de telle ou telle production locale, de tel artisanat, de telle saveur unique qu’il s’agit de rapporter chez soi pour susciter l’envie de venir chez d’autres. Le spectacle est fascinant, presque drôle parfois, comme cette file d’au moins 20 Chinois qui attendent dans un コンビニ leur tour de se libérer la vessie.
コンビニ
Konbini – supérette 24/24.
Le plus étonnant dans ce quartier ce sont les bâtiments qui sont clairement d’architecture occidentale datant du début du XXe siècle. Ce sont d’anciennes banques qui ont fleuri à Otaru au temps de sa splendeur économique liée au commerce et à l’industrie. Ce sont d’anciens bâtiments en bois très différents de l’architecture traditionnelle japonaise, ils semblent issus tout droit du Far-West ou d’un village allemand. C’est l’image même de l’ouverture du Japon à l’Occident depuis la fin du XIXe siècle.


Une image que l’on retrouve dans un musée en plein air à Sapporo, le 北海道開拓の村 (Hokkaidō Kaitaku no Mura – Village historique d’Hokkaidō). Un faux village a été reconstitué, avec sa gare, sa mairie, son poste de police, son école, son photographe, 31 bâtiments au total. Les maisons ont été importées de tout le Japon, entièrement démontées et reconstituées sur les hauteurs de la capitale d’Hokkaidō, rappelant fièrement ce passé entièrement d’inspiration occidentale. A l’intérieur de ces bâtiments qu’il est possible de visiter, des statues de cire figurant les habitants de l’époque vous glacent un peu le sang.
Mais le vrai charme, la vraie beauté d’Otaru, ce sont les gens, mon amie Makki m’en apporte une preuve supplémentaire le soir lorsque je vais manger dans son Izakaya de la Petite rue aux briques. Elle m’offre un cadeau, et pas n’importe lequel. Elle a fait faire en calligraphie japonaise, de deux manières différentes, le nom de ce blog et mon nom japonais.




Je suis infiniment touché par cette preuve d’amitié, ce choix magnifique, cette compréhension si fine de ce qui est important pour un ami. Depuis ce soir d’été 2019 où nous nous sommes rencontrés par hasard, lorsque j’ai été invité à la table de la Direction chanceuse, son Izakaya, nous avons parcouru du chemin. L’impermanence de l’amitié peut avoir cela de beau, évoluer vers plus de complicité, plus de compréhension, plus d’échange, plus de respect mutuel.
Dans la nuit japonaise, quelques gouttes tombent sur un marcheur heureux, un ciel ému accompagne son retour, son sommeil sera rêveur et harmonieux.
J’adore ce pays
Mata ne

