Ohayou
13 juillet 2025

Il n’est jamais facile de quitter un endroit, à peine découvert, tout juste apprivoisé, il faut partir et recommencer ailleurs, c’est le but du voyage, son impermanence en soi. En quittant Hokkaidō pour rejoindre Honshū, l’île centrale, la plus grande du Japon, je passe à la fois sous la mer et au-dessus de la barre des 30 degrés. Le choc est important en arrivant à Fukui, dans la préfecture du même nom, un peu en dessous d’Ishikawa, où se trouve Kanazawa. Ce n’est pas le sud, nous sommes loin du climat tropical d’Okinawa, mais à 18h00, il fait plus de 30 degrés et je n’ai pas encore l’habitude.

Fukui est une ville encore neuve sur le plan touristique, le shinkansen ne s’y arrête que depuis l’an dernier. Il a été prolongé depuis Kanazawa et a désormais son terminus à Tsuruga. Le train à grande vitesse est un élément déterminant de l’invasion progressive des étrangers occidentaux dans les villes japonaises. Lorsque je suis venu la première fois à Kanazawa en 2018, le shinkansen y arrivait depuis trois ans et le tourisme occidental commençait à s’y développer. Aujourd’hui, la ville est littéralement envahie, au point que les hôtels ont poussé comme des coquelicots. Le paradoxe est que l’offre hôtelière est tellement importante, la concurrence tellement forte, que les prix sont incroyablement bas pour tous les niveaux de confort.

Fukui n’en est pas encore là, loin s’en faut, je ne vais rencontrer quasi aucun Occidental. Il y a deux avantages à cela. Le sentiment égoïste et un peu vain d’aller là où les autres ne vont pas. Plus important, retrouver ces sourires, ces regards, ces gestes de bienvenue. Ils m’avaient tant ému lors de mon premier voyage, ils sont moins fréquents désormais. Des passants s’arrêtent et vous parlent, vous demandent d’où vous venez, vous remercient de venir au Japon. Ce sont des moments terriblement émouvants, ils restent des perles de voyage, des petits présents simplement dits avec une sincérité désarmante. À Fukui, je les retrouve au fil de mes promenades.

Deux raisons m’ont poussé à m’arrêter dans cette ville. La première est ancienne, c’est l’envie de découvrir le Eihei-ji, un temple bouddhiste zen un peu éloigné dans la montagne, le plus important de la secte Sōtō, la plus répandue au Japon. La deuxième raison est la gastronomie. Un chef japonais m’a conseillé Fukui comme la région où l’on mange le mieux au Japon. La qualité de sa cuisine m’a incité à suivre son conseil. J’avoue avoir été un peu déçu, je n’ai peut-être pas su trouver les bons endroits. Lorsque le désir est là, la souffrance guette, le bouddhisme me l’a dit souvent, je ne sais pas écouter, je continue à désirer en vain. Le saké m’a consolé, c’est incontestablement à Fukui que j’ai bu les meilleurs.

Ce n’est pourtant pas l’abus de ces sakés qui m’a fait voir des dinosaures. La région est un haut lieu de la paléontologie japonaise, au point qu’il existe un Fukuiraptor découvert dans les collines de Katsuyama dans les années nonante. Le musée de Katsuyama est tout simplement un des plus grands musées du monde consacrés aux dinosaures. En fait, ils sont partout, dans les rues, dans les bâtiments publics, même les bières craft portent leur nom : la Dino King et la Dino Kid de la brasserie Our Brewing. Je regarde ce gamin, il a peut-être cinq ans, il joue avec une publicité interactive placée à un arrêt de bus. Il touche les pattes ou la queue d’un Fukuiraptor quatre fois plus grand que lui qui réagit en grognant agressivement. Le gamin hurle de peur et de rire et recommence, de plus en plus audacieux. Plus loin, je me fais crier dessus par un T-rex, impressionnant.

Pour rejoindre le Eihei-ji, il faut prendre un train local de la ligne Echizen Railway Katsuyama, ce n’est pas dans la grande station JR East, c’est juste à côté. Le temps de trouver, j’ai tout juste mon train, à 30 secondes près je le manquais. J’adore les trains locaux, ils traversent la campagne, les rizières, les villages, s’arrêtent comme un métro, et souvent des images de manga ou d’anime surgissent. C’est 25 minutes de vie locale pour moins de trois euros et la campagne est belle, bien plus belle que les villes.

Après 11 arrêts, il faut descendre à Eiheijiguchi. Là, sur le quai ouvert au ciel turquoise, le silence se fait lorsque le train s’en va. Seules les 蝉 font résonner l’air de leurs tymbales qui vibrent plusieurs centaines de fois par seconde. Au Japon, ces chants d’amour portent des noms. Minminzemi est un son continu et métallique ; Higurashi est plus mélodieux et porte en lui un brin de tristesse ; Aburazemi est gras et rappelle la friture du tempura ; enfin, Tsukutsukubōshi est le chant de la fin de l’été. Et puis, la cigale ayant chanté tout l’été, se trouva fort dépourvue…


Semi – cigale.

Le chant des cigales est omniprésent en été au Japon et il est parfois d’une intensité presque effrayante. Il va crescendo comme s’il n’allait plus arrêter de s’amplifier. Il m’accompagne dans ma recherche de l’arrêt du bus 86 qui doit m’amener au temple. J’ai quelques minutes pour le trouver, mon guide électronique me joue des tours, il est très imprécis et les arrêts sont très peu visibles. Je le trouve, une minute trop tard. Mais c’est mon jour de chance, le 86 a quelques minutes de retard et il me mène à bon port. Parfois le voyageur hasardeux est sous une bonne étoile.

© Philippe Daman

Le Eihei-ji est un temple extrêmement important, mon amie Hisae m’en a parlé, elle est venue le visiter l’hiver dernier sous la neige. On y pratique le zazen, la méditation assise du bouddhisme zen. Celles et ceux qui veulent s’y initier sont les bienvenus et sont pris en charge par les moines. Hisae a souligné à quel point se dégage une atmosphère tout à fait particulière dans le temple et aux alentours, dans les jardins. On se sent touché par quelque chose qui nous dépasse. Comme si toutes les méditations silencieuses qui ont eu lieu là se joignaient en un seul silence pour montrer la voie harmonieuse de l’éveil.

Le Eihei-ji a été fondé en 1244 par maître Dōgen, l’un des plus grands penseurs du bouddhisme zen. Le temple n’a jamais été déplacé depuis cette époque, mais il a été détruit plusieurs fois par des incendies et les guerres de clan de l’époque Sengoku, aux XVe et XVIe siècles. En 1580, le temple est quasiment entièrement rasé au cours de conflits régionaux. Il sera reconstruit par étapes au cours des deux siècles suivants. La plupart des bâtiments existants aujourd’hui datent du XVIIIe siècle et tout a été reconstruit selon le plan initial de maître Dōgen. La raison est évidente : vus du ciel, les différents bâtiments importants du temple représentent Bouddha assis en position de méditation zazen.

Lorsque j’arrive vers 11 heures, il fait déjà très chaud, la petite montée de l’arrêt du bus à l’entrée du temple est assez raide et je cherche l’ombre en marchant à pas mesurés. En chemin, je vois descendre d’un bus une cohorte de visiteurs chaperonnés par un guide armé d’un drapeau, des Espagnols mâtinés de quelques Américains, curieux mélange nouveau monde. La poisse dans un temple zen, la troupe cornaquée va passer en rangs serrés, parlant fort, regardant à peine, tandis que le guide produit à voix puissante un laïus qui n’intéresse pas grand monde. Mais c’est un jour où je suis protégé par je ne sais quelle force qui veille à ce que ma visite soit inoubliable.

© Philippe Daman

Le temple est entouré de cèdres millénaires, dans cette forêt hors du temps, la lumière transperce et se reflète d’une manière indicible, il y a comme un velouté de vert sur tout : les pierres, les sculptures, l’eau, l’air lui-même. Je laisse passer la troupe des visiteurs qui file droit sous les ordres et se dirige sans hésitation vers l’entrée du temple, sans regarder la luminosité incroyable qui doit varier au fil des jours et des saisons. J’ai la chance d’être seul dans cet univers unique, il ne peut exister qu’ici. Le peu de visiteurs en dehors de la troupe ne s’arrête pas, ne regarde pas, ne sent pas la fraîcheur étonnante, la canopée des cèdres contrôle la chaleur, conditionne de ses feuilles et de ses branches l’air légèrement humide. Il y a comme un brouillard invisible, une impression soleil d’été, elle transforme le réel en touches vertes posées par un pinceau.

En bas de l’escalier qui mène à l’entrée du temple, à côté de dragons qui permettent de se purifier les mains, une statue curieuse est dressée. La déesse de la compassion Kannon, portée par une feuille, rappelle une de ses apparitions à maître Dōgen lui-même. Elle lui est venue lors du voyage en Chine qu’il fait à 23 ans pour trouver une réponse à une question théologique qui le hante : « Si tous les êtres possèdent la nature de Bouddha, pourquoi pratiquer ? ». Il découvre à l’école de Caodong le zazen pur enseigné par le maître Rujing, une méditation sans technique, sans objet et sans but. Seulement s’asseoir. Pour lui, tout s’éclaire dès lors, cette pratique exigeante devient la base de sa conception du zen : la méditation n’est pas le moyen de l’éveil, elle est l’éveil lui-même.

只管打坐
Shikantaza – seulement s’asseoir.

Le Eihei-ji comprend sept bâtiments principaux reliés par des allées couvertes, ils forment Bouddha en posture de zazen. Ceux-ci sont entourés par toute une série d’autres bâtiments aux utilités diverses, notamment la conservation des cendres des religieux et des laïcs liés au Eihei-ji. Les sept bâtiments principaux sont des endroits de pratique du zazen. Le Hattō, la tête de Bouddha, où l’on écoute les enseignements. Le Butsuden, où se trouvent les trois statues de Bouddha, passé, présent, futur : c’est son cœur. La Sanmon à l’entrée, la porte des trois portes : celle de la vacuité, celle de l’informe, celle de l’inaction. Elles sont là pour libérer celui qui les passe de la cupidité, de la haine et de la bêtise. Il y a aussi des bâtiments beaucoup plus pratiques : le bain, la cuisine, les toilettes ; ils sont essentiels eux aussi à la bonne pratique du zazen.

J’ai du mal à décrire un tel lieu. C’est au-delà de moi, au-delà de mes mots, je les trouve futiles ou simplement trop complexes pour être justes. Alors je m’arrête, je n’écris plus, je ne pense plus, je reste en suspens, je vide mes sens et mon esprit. D’un vol de dragon vient le sentiment que l’air est un mouvement subtil en accord avec la lumière. Deux moines passent, saluent respectueusement, continuent leur chemin en parlant gaiement. Dans le Hattō, une femme seule en position de zazen semble figée dans l’espace et le temps. Elle redresse la tête et je vois qu’elle pleure, je m’éloigne. Les voies harmonieuses sont là, elles prennent des formes et des rythmes différents. Comme l’écrit Dōgen : « Le temps est une expression de l’être, chaque instant est absolu ».

Il n’est jamais facile de quitter un endroit, à peine découvert, tout juste apprivoisé, il faut partir et recommencer ailleurs, c’est le but du voyage, son impermanence en soi. Je trouve un petit livre énumérant des principes zen. Je lis : 無常ならざるもの. Je peux donc partir sur une voie harmonieuse, quitter cet endroit que, peut-être, je ne reverrai jamais. Il est là indépendamment de moi, je suis là indépendamment de lui. Sa rencontre était un instant absolu, le quitter en est un autre.

無常ならざるもの
Mujo nara zaru mono – tout est impermanent.

Le soleil est dur, sur la route du retour je marche sans penser. Le réel pourtant m’y oblige. Un livreur livre, je le dépasse, il me dépasse, s’arrête, livre à nouveau. Des maisons apparaissent dans la campagne japonaise, attirent mon regard, le déclenchement de la photo. Quelqu’un coupe des herbes dans une rizière avec une machine à longue tige. Le bruit résonne, m’interpelle : que fait-il, pourquoi couper ces herbes ? Au milieu de nulle part, un distributeur de boissons fraîches me surprend. Un milan survole une rizière, fait quelques plongées vertigineuses dans l’air au-dessus de moi, puis s’éloigne. Chaque instant est absolu, mais comment faire pour simplement l’accepter sans vouloir l’interpréter, sans penser.

J’adore ce pays
Mata ne

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