Ohayou
25 juillet 2025
À vol d’oiseau, Fukui est à 180 kilomètres de Tottori dans la préfecture du même nom. En voiture, le trajet le plus court fait plus de 300 kilomètres ; en train, il faut près de six heures en prenant trois lignes différentes. Le Japon n’est pas toujours simple en termes de transports ; cela peut paraître un paradoxe dans un pays où tout semble tellement bien organisé. La géographie, le relief, ou parfois simplement l’absence d’intérêt d’un trajet peuvent rendre très compliqué un voyage qui semble simple a priori. Ce sont les dunes de Tottori qui me poussent à faire ce voyage compliqué. Pour une raison que je connais depuis longtemps, pour une autre que je vais découvrir en y allant.

Bien avant de me rendre au Japon pour la première fois en 2018, j’ai développé une véritable fascination pour le cinéma japonais, qui a débuté, je pense, lorsque j’ai vu très jeune Les Sept Samouraïs d’Akira Kurosawa. Il est difficile de voir le cinéma japonais en Europe : il est ignoré en dehors de certains festivals et de certaines cinémathèques, comme celles de Paris, Bruxelles ou Berlin. Je le considère comme le plus important et le meilleur cinéma du monde aujourd’hui ; c’est un avis qui n’engage que moi. Sa production annuelle égale en nombre de films celle des États-Unis, et est incomparablement meilleure. C’est grâce à Internet qu’il m’a été possible de découvrir des dizaines de réalisateurs et des centaines de films totalement inaccessibles en Occident.
La Femme des sables, réalisé en 1964 par Hiroshi Teshigahara, est un des films marquants de ce parcours. Inspiré du roman de Kōbō Abe publié en 1962, qui signe également le scénario, le film est une réflexion sur la liberté et l’absurdité de la vie. Un entomologiste amateur, à la recherche d’insectes vivant dans le sable, se retrouve enfermé avec une femme dans une maison au fond d’un fosse dans les dunes. Il est contraint d’aider la femme à désensabler la maison en permanence et, malgré ses tentatives de révolte, il perd peu à peu son identité. Ce film étonnant, inclassable, tout comme le roman qui l’a inspiré, se déroule dans les dunes de Tottori.
砂の女
Suna no onna – femme des sables.
Je voulais depuis longtemps voir l’endroit où le film a été tourné il y a plus de soixante ans. Voir ce sable presque vivant contre lequel lutte le couple. Un sable qui s’insinue, s’effondre, ensevelit, tue, assèche les yeux, les muqueuses, la peau, jusqu’à l’esprit même des personnages. Découvrir si les fosses ensablées dans lesquelles se trouvent les maisons de ce village étrange et terrifiant existent vraiment. La réponse est non bien entendu, le désir m’a piégé une fois de plus et je n’ai pu m’empêcher d’être déçu, de souffrir, au moment de découvrir l’étendue des dunes de Tottori.
Avançant difficilement dans le sable, sous un soleil lourd, la déception a disparu et n’est resté que le souvenir du début du film. L’entomologiste glisse à chaque pas sur le sable qui roule lorsqu’il escalade la dune ; il transpire à grosses gouttes, le souffle court, le cœur battant, heureux de l’effort qu’il fait, d’être seul au milieu de la vie minuscule qui l’attire. Alors j’oublie les touristes chinois qui s’auto-portraitisent jusqu’à l’absurde. J’oublie cette jeune femme ouvertement boudeuse ; elle prend des poses et éclate de sourires menteurs pour les photos d’elle-même. Le mensonge est là, il suffit de regarder. L’esprit peut partir ailleurs, trouver dans la mémoire les interrogations suscitées par un film, par ce film. La marche dans le sable ravive la beauté esthétique de l’œuvre de Teshigahara, l’intense émotion de sa découverte. La femme des sables, la femme des dunes, est là, elle m’attend, me remercie d’être venu.



Il est facile, dans des dunes de sable aux sommets élevés, de se retrouver seul, de se faire un peu peur. Le sable dont nous jouions enfants, innocents et inconscients, est un monstre qui avale ses proies lorsqu’il se fait dangereux. Ce petit rocher d’un demi-millimètre se polit avec le temps, par le frottement et l’érosion. Si, par absorption d’humidité, il peut sembler solide comme nos châteaux d’enfants l’étaient, il ne demande en réalité qu’à rouler, crouler, s’ébouler pour notre plus grand plaisir sous les assauts des vagues de marée. Il peut, sec, couler entre nos doigts, recouvrir une partie du corps que nous enterrons pour créer des illusions d’optique ou devenir cette pâte boueuse saturée d’eau que nous nous jetions à la tête en pleurant de rire.
Sur les plages presque désertes du Japon, dans les dunes uniques de Tottori, je n’ai pas vu de châteaux de sable construits par des enfants, mais j’en ai trouvés dans un musée impermanent qui regroupe d’impressionnantes créations d’artistes du monde entier. Le 砂の美術館 a été créé en 2006, d’abord avec des expositions en plein air, dans les dunes mêmes, avant de présenter les œuvres dans un bâtiment à partir de 2014 pour les conserver plus longtemps, jusqu’à neuf mois. Le thème de cette année est le Japon, afin de célébrer en même temps l’Exposition universelle d’Osaka. Les œuvres font jusqu’à 20 mètres de large et dix mètres de haut ; elles sont composées de plusieurs tonnes de sable. Elles représentent des scènes de l’histoire du Japon faites uniquement à partir de sable des dunes et d’eau.
砂の美術館
Suna no bijutsukan – musée du sable.



La petite ville de Kurayoshi où j’arrive le lendemain est terrassée par un soleil de plomb. Il est à peine dix heures du matin mais il n’y a quasiment personne dans les rues. Seules les voitures circulent, et il n’est pas rare de voir quelqu’un à l’arrêt, moteur allumé, somnoler derrière son volant tandis que le moteur ronfle pour alimenter l’air conditionné de l’habitacle. Que font-ils ? Attendent-ils quelqu’un ? Font-ils le plein de fraîcheur avant de s’aventurer sous le soleil ? Certains somnolent, d’autres ont les jambes sur le tableau de bord en posture de sieste assumée ; certains utilisent de l’électronique pour passer le temps : jeux, mangas, réseaux.
Je suis seul à marcher sous le soleil, seul fou peut-être d’un point de vue japonais. Lorsque je croise par mégarde un local égaré dans la chaleur dure et sèche, il ou elle est pressé, impatient d’être ailleurs, où il fait n’importe quoi sauf soleil. Quelques vélos passent, me dépassent ou me croisent. Ils sont chevauchés par des samouraïs aux protections impressionnantes : casque à visière et prolongation de 20 à 30 centimètres qui doit masquer jusqu’à la route devant eux ; manchons noirs ou blancs qui couvrent l’entièreté des bras ; gants assortis dont quelques doigts émergent timidement ; jambières sous le short ou la jupe ; chaussettes hautes plongées dans des sandales qui seules indiquent une volonté de fraîcheur. Sous le soleil exactement, aucun interstice de peau ne peut apparaître. Comment font-ils pour ne pas étouffer là-dessous ?
Je monte une colline sous les arbres, le mont Utsubuki ; le chemin, un peu raide, un peu escarpé, mène aux ruines du château de Kurayoshi, construit par le clan Yamana à l’époque où il dirigeait cette région et d’autres dans la deuxième moitié du XIVe siècle. Il ne reste rien ; des pierres éparses sont disséminées tout au long du chemin sans qu’il soit possible de deviner ou même d’inventer une structure. Il faut de l’imagination pour voir un château, et je suis le seul dans cette colline à suer en espérant le voir. Parfois, un chemin suivi au hasard ne mène qu’à une impasse ; cela nous rappelle que ce qui compte dans le voyage n’est pas la destination mais le chemin. Il devient alors une des voies harmonieuses du Japon.
Cherchant un endroit plus confortable pour me désaltérer, je suis surpris de découvrir une enseigne inattendue dans ce coin un peu perdu : le Brew Lab Kurayoshi. Une microbrasserie de campagne, voilà qui est étonnant et charmant. L’accueil est on ne peut plus enthousiaste. Un couple s’affaire derrière un bar en bois à six pompes. Une grande baie vitrée ouvre le regard sur les cuves rutilantes. Elles travaillent le houblon sous l’œil attentif d’un géant barbu japonais. Il passe de cuve en cuve, inspecte une pression, vérifie une température, veille à ce que le produit soit bon. Il l’est. La bière artisanale créée par cette microbrasserie est remarquable, équilibrée, savoureuse ; elle glisse, pour citer Jean-Pierre Marielle dans Calmos.


La conversation glisse elle aussi, naturelle, évidente. D’où viens-tu, que fais-tu, pourquoi le Japon ? Cela pourrait être superficiel, ça ne l’est pas : il y a d’emblée une sincérité réciproque qui annonce quelque chose de plus fort, d’inattendu, d’étonnant. La maison dans laquelle se trouve la microbrasserie a cent ans, elle est belle et sa structure m’attire. On m’invite à la visiter, à me promener dans le jardin, à regarder ce petit bout de Japon qui me rappelle quelque chose… mais quoi ? Lorsque je reviens, sur le bar, il y a un manga. Je le reconnais immédiatement, j’en ai déjà parlé dans un article ; il m’a été offert par un ami à l’issue de mon premier voyage au Japon. Quartier lointain de Jirō Taniguchi me rejoint au Japon sept ans après.

J’explique au couple ma découverte de ce manga, je montre la photo de la couverture en français qui se trouve sur ce blog. Le patron s’empare du livre épais, il me demande de le suivre. Nous traversons le jardin que je viens de parcourir et, au fond à droite, il y a un couloir qui mène à une porte ; je ne l’avais pas vue. Elle s’ouvre sur un pont de pierre brute sans parapets, large pour une personne. Il chevauche une petite rivière, l’eau coule régulièrement ; elle crée des chutes au-dessus des pierres qui luisent au soleil. Nous traversons, il prend le manga, se place au milieu de la rue en le tenant devant lui. Je n’en crois pas mes yeux : la rue derrière lui, les maisons de bois, la rivière, les ponts de pierre, sont exactement le dessin de la couverture du manga de Taniguchi. Ce dessin que j’ai regardé tant de fois avec émotion est devant moi, réel.


Les voyages sont des parcours impermanents, des trajectoires dans l’univers dont les étapes forment une bande de Möbius. Sur cette forme étrange, qui n’a qu’une face, nous avançons sans nous rendre compte de la nature réelle de l’espace et du temps. La combinaison des deux nous joue des tours, nous illusionne, trouble nos certitudes en nous faisant parfois apercevoir des mondes qui paraissent parallèles. Nous cherchons sans fin l’envers du décor, l’explication du réel, mais il n’y a rien. Plus nous plongeons dans les explications du monde proposées par les textes sacrés, plus notre esprit se sent dénigré. Plus nous regardons le modèle proposé par la science, plus notre esprit se sent dépassé. 一期一会, chaque instant est unique et doit être vécu pleinement parce qu’il ne se reproduira jamais exactement de la même manière. C’est ce que nous dit cette expression venue de la cérémonie du thé ; elle décrit à merveille l’impermanence du bouddhisme zen.
一期一会
Ichigo ichie – une vie, une rencontre.
J’adore ce pays
Mata ne

