Ohayou
31 juillet 2025
Dans la préfecture de Shimane, voisine de celle de Tottori, je suis parti à la recherche de sanctuaires shinto. J’ai enrichi mon carnet de sceaux rouges, j’ai rencontré des lièvres blancs, le plus beau jardin du Japon, un calligraphe devenu céramiste esthète de la cuisine, un tableau dont l’élégante sensualité a captivé mon regard, un peintre dont l’œuvre a modernisé la peinture japonaise tout en conservant sa spécificité traditionnelle.

Au Japon, le voyageur emporte dans ses déambulations un 御朱印帳. Au fil des sanctuaires shinto et des temples bouddhistes, il fait calligraphier les 御朱印 dans celui-ci. Pour trois euros, les moines shinto ou bouddhistes, les miko, les assistantes shinto vêtues de rouge et de blanc, appliquent les sceaux. Ils calligraphient avec grâce et élégance, à main levée, sans que le bras ou le poignet ne touche la table. Parfois ce ne sont que des dates et le nom de l’endroit, parfois ce sont des références à des dieux écrites en vieux sanscrit ou en japonais ancien. Ce n’est pas toujours facile à lire, même pour un Japonais, mais la beauté de ces traits suffit à ravir les yeux.
御朱印帳
Goshuin chō – carnet à sceaux.御朱印
Goshuin – sceau rouge honorifique.



Les calligraphes sont installés dans une petite maisonnette, généralement en bois, attenante au temple ou au sanctuaire lui-même. On y vend toutes sortes d’amulettes, de charmes de protection, de symboles divers liés au culte ou au zodiaque chinois très présent au Japon. Chaque signe possède un dieu protecteur issu de la tradition bouddhiste chinoise elle-même issue du bouddhisme hindou. Je suis 寅 et mon dieu protecteur est 虚空蔵菩薩, Bodhisattva de la sagesse et de l’espace infini. Dans le bouddhisme, les Bodhisattvas (Bosatsu en japonais), littéralement « êtres de l’éveil » en ancien sanscrit, sont des êtres qui ont renoncé à entrer au Nirvana, lieu de la libération totale, pour aider les humains à se libérer de la souffrance. Les Bodhisattvas ont fait quatre grandes promesses : sauver tous les êtres sensibles ; éliminer toutes les passions ; maîtriser tous les enseignements ; atteindre l’éveil parfait.
寅
Tora – tigre.虚空蔵菩薩
Kokūzō Bosatsu.


La préfecture de Shimane possède une géographie particulière. Sa capitale au nord, Matsue, est flanquée de deux grands lacs, le Shinji et le Nakaumi. Au-dessus de ceux-ci, des bras de terre s’avancent à gauche et à droite dans la mer formant des péninsules à l’aspect particulier. Je me rends au bout de la péninsule nord-est pour découvrir le Miho jinja, un sanctuaire shinto consacré à Ebisu, dieu de la pêche, de la prospérité et des commerçants, et à Mihotsuhime, divinité agraire liée à la fertilité et aux récoltes.

J’aime me perdre un peu dans ces endroits qui n’attirent que quelques Japonais en villégiature venus faire l’un ou l’autre vœu, montrer à leurs enfants un endroit qui devrait avoir du sens pour eux. La chaleur aide au calme, le soleil frappe. Les cigales résonnent par vagues, elles semblent intensifier leurs vibrations lorsque j’approche d’un bouquet d’arbres. Je ne les vois pas mais le bruit est d’une intensité incroyable, il semble tout couvrir jusqu’à faire peur. Quelques détails m’intéressent. Une lampe, un masque démoniaque, une paire de sandales, un 狛犬, gardien du sanctuaire, dans une posture particulière entre le jeu et l’agressivité.
狛犬
Komainu – lion-chien.



En sortant, passant sous le torii qui marque l’entrée, j’aperçois sur la gauche une rue pavée bordée de maisons de bois, elle semble d’un autre temps. C’est le Miho no Sando, le chemin du sanctuaire. La légende raconte que depuis le IXe siècle, les marins faisaient escale dans le port et empruntaient cette voie pour prier Ebisu. Il est dit aussi que les dieux eux-mêmes suivaient cette voie. C’est un endroit étrange, d’un calme étourdissant par contraste avec l’intensité des cigales. Il ne se passe rien, ou plutôt, rien ne passe, sinon le frôlement taquin d’un dieu marin.

À quarante kilomètres de là l’ambiance est toute autre. L’immense Izumo Taisha, un des plus importants sanctuaires shinto du Japon, attire une foule ininterrompue. La divinité vénérée ici n’est autre que le père d’Ebisu, 大国主, un des rares dieux shinto qualifié de « grand ». Il est tellement important que chaque année au mois d’octobre tous les dieux shinto se retrouvent au Izumo Taisha. Le nom de la divinité signifie « grand maître du pays », sa tâche a été la consolidation du Japon shinto mythique. Sa légende est liée à celle du lièvre blanc d’Inaba.
大国主
Ōkuninushi – grand maître du pays.


La légende est écrite dans 古事記, littéralement, Chronique des faits anciens, qui date de 712. C’est avec Nihon Shoki, qui date de 720, un des deux textes fondateurs de la mythologie shintoïste. Leur but est à la fois d’expliquer la création du Japon par les 神 et de justifier la lignée divine de l’empereur. Ce livre, commandé par l’impératrice Genmei et rédigé par Ō no Yasumaro sur base des contes de Hieda no Are, est considéré comme le plus ancien écrit japonais existant encore aujourd’hui.
古事記
Kojiki – chronique des faits anciens.神
Kami – divinité shintoïste.
Ōkuninushi était le cadet de quatre-vingts autres frères, ceux-ci étaient moqueurs et cruels, lui en revanche était de nature bienveillante et compatissante. Ses frères le détestaient et le traitaient comme un valet malgré sa nature divine. Faisant chemin pour séduire une belle princesse d’une terre voisine, les quatre-vingts frères rencontrent un lièvre blanc dont le pelage a été arraché par un crocodile furieux. Le lièvre s’était moqué de lui. La cruauté des frères s’exprime et ils conseillent au lièvre de se laver dans la mer et de se sécher au soleil. Arrive ensuite Ōkuninushi portant les bagages de ses frères qui voit le lièvre se tordre de douleur pour avoir suivi les conseils pervers. Il prend le lièvre en pitié, lui dit de se laver dans la rivière et de se rouler ensuite dans du pollen de laîche. Le traitement permet à la fourrure blanche de repousser. En remerciement le lièvre prédit à Ōkuninushi qu’il sera choisi par la princesse comme époux. Ce fut le cas à la grande colère des quatre-vingts autres frères.

Voilà pourquoi il y a partout des lièvres dans l’enceinte de l’Izumo Taisha. L’animal est directement associé à l’élévation d’Ōkuninushi au plus haut rang du panthéon shintoïste qui contient un nombre incalculable de divinités. Le contraste est saisissant avec la majesté des bâtiments qui imposent le respect et montrent par leur ampleur et leur beauté l’importance du lieu. Partout autour des bâtiments principaux, à l’intérieur et à l’extérieur de l’enceinte, il y a de tout petits sanctuaires discrets où les vœux se font en regardant la nature, la forêt, une chute d’eau.

Sur la route de Matsue, capitale de Shimane, je m’arrête à l’Adachi Museum of Art. C’est mon amie Hisae qui m’a suggéré cette étape, son conseil est d’une pertinence égale à la beauté qu’il me permet de découvrir. Les œuvres sont d’un intérêt remarquable, le musée lui-même est situé au cœur du plus beau jardin du Japon selon The Journal of Japanese Gardening, une revue qui répertorie plus de 1000 jardins au Japon. Adachi Zenko, créateur du musée en 1970, voulait « le jardin comme un autre tableau », c’est une réussite époustouflante. Des fenêtres, des ouvertures, ont été spécialement dessinées et positionnées pour offrir des regards divers sur ce jardin dans lequel personne ne marche.




Le premier pavillon du musée, alors que le jardin déjà captive le regard, est consacré à Kitaōji Rosanjin, un artiste inclassable tout à fait étonnant. Né en 1883 dans une famille noble d’origine samouraï, il est abandonné par sa mère après le suicide de son père lorsqu’il a six mois. Recueilli par une famille de graveurs de sceaux il entre très jeune dans le monde de l’art par le biais de la calligraphie et la culture lettrée chinoise. Rosanjin est un autodidacte doté d’une indépendance d’esprit remarquable et d’une soif d’apprendre jamais démentie. Il devient sans passer par une école un maître calligraphe et graveur de sceau très recherché.
Il va beaucoup plus loin, il apprend la poterie, la céramique dans lesquelles son imagination créatrice fait merveille. Il théorise l’idée d’une cuisine de qualité où la préparation des mets est intimement liée aux objets dans lesquels on les déguste. « Un bon cuisinier doit être un bon céramiste, et inversement. Le goût commence par l’œil. » Tout en étant avant-gardiste dans ses créations, il prône le retour vers un Japon traditionnel. Ses œuvres ne laissent pas indifférent et Picasso lui-même aurait dit de lui : « il est le seul céramiste à comprendre la matière comme un peintre ».
Les œuvres de Rosanjin sont remarquables. Elles servent de manière évidente la théorie de leur créateur. Imaginer manger dans de tels plats, boire dans de tels verres. Imaginer le miroitement d’un saké de qualité versé dans une coupe élégamment décorée de couleurs et de motifs étonnants. Rêver d’un poisson cru, idéalement tranché, posé sur une œuvre céramique pour en rehausser la beauté. Sentir sous les baguettes le délicat relief d’une création innovante, un peu folle, qui souligne la beauté d’une viande marbrée rouge et or. Comprendre qu’un regard, séduit par la couleur et la forme d’une assiette où le jus d’un légume perle lentement, décuple le plaisir avant même de le manger.

© Philippe Daman
Une femme agenouillée sur la terrasse en bois d’une maison japonaise, fixe sa coiffure avec des 笄. Vêtue d’un kimono, elle fait face à un miroir. Au-dessous d’elle on devine l’eau d’une mare dans un jardin japonais traditionnel. Derrière elle, une 虫籠, amenée à contenir peut-être une cigale ou une luciole, laisse supposer qu’elle s’apprête à sortir. La toile est d’une grâce inouïe, l’élégance du geste vient harmonieusement équilibrer l’avant-plan de feuillage qui donne à la scène sa profondeur de champ.
笄
Kogai – épingle à cheveu allongée.虫籠
Mushi kago – cage à insectes.

L’œuvre, dont je me permets de reproduire la carte postale achetée au musée Adachi, est de Tetsu Katsuta et se nomme 夕ベ (1934). Katsuta n’est pas un artiste très connu, encore moins en Occident, mais son tableau est emblématique d’un courant artistique né au Japon à la fin du XIXe siècle, 日本画. Ce nom paraît trivial mais reflète la volonté des artistes japonais de réagir à la prééminence des œuvres occidentales consécutive à l’ouverture du Japon au monde moderne. À partir de 1880, la mode est à l’occidentalisation de la peinture, tant du point de vue de la technique et de la forme que des sujets traités. Ce courant artistique veut conserver une approche japonaise traditionnelle de la peinture tout en innovant dans certains aspects. Le musée Adachi possède une collection impressionnante d’œuvres d’un grand théoricien et créateur de ce courant, Yokoyama Taikan (1868-1958).
夕べ
Yuube – soir.日本画
Nihonga – peinture japonaise

© Philippe Daman
Dans la petite maison de thé de l’Adachi Museum of Art, l’eau est portée à ébullition dans une bouilloire en or pur. Ces bouilloires traditionnelles symbolisaient la chance, elles devaient apporter à ceux qui en buvaient l’eau bonheur et longévité. Deux fenêtres rectangulaires, comme des rouleaux suspendus, offrent des tableaux changeants du plus beau jardin du Japon. Quatre femmes sont entrées et boivent le thé matcha avec moi. Elles viennent de Kyoto et nous partageons la douceur suave, un peu amère, du thé à l’aspect de mousse verte. Résultat de l’émulsion de la poudre de thé mélangée à l’eau à l’aide d’un fouet de bois et servie dans un large bol irrégulier de terre cuite. L’élégance du wabi-sabi s’allie à la douceur de notre conversation. Tout est simple, beau, parfaitement harmonieux. Le temps s’arrête un peu, ralenti gentiment. Les regards se perdent, les cigales chantent, le monde est beau.
J’adore ce pays
Mata ne

